Je voudrais prendre une dizaine de minutes de votre temps pour vous parler de Kévin, et de Chloë.
Kévin a 4 ans.
Depuis sa naissance il vit dans un petit appartement d’un complexe HLM des Bourroches, il est un petit garçon joyeux, plein de vie. Il adore regarder San Ku Kaï à la télé quand papa est d’accord.
Kévin a 6 ans.
Sa maîtresse au CP explique à Patrick et Marie, ses parents, que le judo lui ferait sans doute du bien « pour dépenser son énergie ».
Depuis qu’ils ont acheté une petite « maison Phénix » en périphérie de la ville, les fonds manquent pour payer des activités, et il faut retraverser Dijon alors que les journées de travail sont déjà bien longues, et que les week-ends sont consacrés aux travaux. Mais… C’est entendu pour le judo !
Kévin a 9 ans.
Il aime bien retrouver Bastien pour descendre à pieds la grande côte qui les amène jusqu’à l’école. Ils connaissent les voisins, et les ptits noms de tous les chiens sur le chemin.
Sa maîtresse de CM1 elle, elle ne l’aime pas trop : il est dissipé, il se concentre peu, il a du mal à suivre, bouge beaucoup, et se met en colère facilement. Mieux vaudrait le changer d’école, et le faire redoubler, parce qu’il n’est « vraiment pas doué ».
Kévin est triste : il ne verra plus Bastien, ni sa maman, qu’il apercevait parfois parce qu’elle fait le ménage dans les bâtiments du bas de la cour.
Mais.. C’est entendu pour la nouvelle école et une année ennuyeuse.
Kévin a 12 ans.
Il n’est pas très à l’aise dans ce collège où la plupart des autres gosses le traitent de petit gros mal sapé.
À la maison, c’est compliqué: les fins de mois sont difficiles depuis que maman est malade et ne peut plus trop travailler.
Papa ne comprend pas pourquoi les résultats scolaires continuent à dégringoler: c’est tellement important l’école, si on veut s’en sortir dans la vie ! Il se fâche.
Kévin fugue chez son copain Romain.
Puis il revient.
Et retourne au collège.
Kévin a 15 ans.
Il ne sourit plus. Il redouble encore, n’arrive pas à suivre, est en échec scolaire permanent. Mais maman va mieux. Quand il va parfois chercher sa petite sœur à l’école, tous les trois profitent d’une parenthèse suspendue dans le temps du réel, un petit moment de pause, à côté du bâtiment d’en bas.
Il aime les Beatles et le cinéma de Tarantino.
Kévin a 18 ans.
Il lui faut faire son service militaire. Qu’importe si ce petit hôtel restaurant l’aurait embauché après le CAP cuisine qu’il a vaillamment suivi sur prescription de la conseillère d’orientation. Lui, il voulait s’occuper de chiens. Parfois, pour éviter d’être débordé par ses émotions, il se scarifie.
Kévin a 20 ans.
Comme la cuisine c’était pas trop son truc, il a rempilé quelques temps à l’armée, « parce que c’est mieux que rien », mais c’est dur.
Il rencontre l’héroïne.
Pas celle de son cœur, non.
Celle qui détruit, plus ou moins vite, selon le substitut. Le saut dans le vide.
Kévin a 30 ans.
Son papa est mort il y a deux ans, d’un cancer du poumon. Il a appelé les secours quand il l’a trouvé inanimé dans le lit, mais il connaissait, comme toute la famille, la fin de l’histoire. Il traverse ses journées de dose de substituts en bière, de tequila en dose de substitut.
Un après-midi de décembre, son cœur lâche.
Son pauvre, pauvre petit cœur de petit garçon de 6 ans qui n’arrivait pas à rentrer dans le moule.
Un « creuset », pas fait pour un petit bonhomme un peu différent, malgré toute la bonne volonté qu’il y a mis. Malgré tout son amour pour son papa et sa maman qui auraient tellement aimé « que ça se passe bien à l’école ». Malgré ses jolis sourires et sa joie, malgré sa douceur quand il recueillait un oisillon, malgré son intelligence vive et ses passions.
Un « creuset » qui a fait fondre une âme légère.
Ce jour-là, mon téléphone a sonné et ma sœur était en larmes à l’autre bout du fil. J’ai entendu ma mère hurler de douleur quand les pompiers ont cessé la réanimation.
Il s’appelait Kévin. C’était mon petit frère.
Aujourd’hui, j’arrive à 49 ans ; il en aurait 44.
Ma fille Chloë, bientôt 12 ans, n’a pas connu son oncle, mais je lui dit régulièrement combien elle l’aurait adoré. Il était incroyablement patient avec les petits, et l’aurait généreusement couvert de présents.
Quand, en 2016, elle a commencé à vomir son petit déjeuner tous les matins, les jours d’école, j’ai essayé de prévenir son institutrice de CP : Chloë, petite éponge à émotions, supporte mal la pression des « règles de vie en classe ».
« Pourtant elle est adorable, et n’a que du vert sur ses feux tricolores !? Elle est pétillante, et en avance dans ses apprentissages… J’aimerais qu’ils soient tous comme elle ! » nous a-t-elle lancé avant de passer à autre chose.
Au bout de 2 mois de ce « régime », et après plusieurs tentatives d’outiller Chloë afin qu’elle se sente mieux, nous avons pris la décision d’instruire notre fille en famille.
Depuis, elle n’a pas souhaité changer de mode d’instruction. Les conseillers pédagogiques et les IA-IPR que nous avons rencontrés ne semblent pas y voir un quelconque problème (en PJ notre dernier rapport d’entretien).
Mais nous sommes à l’écoute : elle grandit, et ses besoins de distanciation parentale avec elle.
Mais… Si nous devions demander aujourd’hui une autorisation à l’académie de Toulouse pour instruire en famille, nul doute qu’elle nous serait refusée: cette administration ignore le motif dérogatoire 4 à la scolarisation en établissement.
Or Chloë n’a pas un état de santé incompatible avec l’école, ne pratique pas de sport ou de musique de manière intensive, et nous ne sommes pas nomades. Et puis en Janvier (date de notre décision) , ce n’est pas possible.
Alors… Comment aurait-elle traversé ces années ? Aurait-elle retourné contre elle, ou contre ses camarades, la violence des émotions emmagasinées en classe 6 heures par jour ?
Et si demain on lui enlève ce choix, comment ses apprentissages évolueront-ils, dans un environnement qu’elle aurait a priori refusé ?
Ces questions, l’administration seule ne peut prétendre y répondre, et cherchera encore longtemps sans doute la boule de cristal qui le lui permettrait.
Mais il existe, pour le parents-instructeur que je suis, une certitude : non, l’école n’est pas « bonne pour tous les enfants », et leur intérêt supérieur n’est pas tout entier contenu entre les murs.
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